L'Entre-Deux-Migrations | Fév 2021

Sur une proposition d'écriture de Jean Karinthi -porteur du projet l’Hermitage Lab-, source de conseils pour le montage de notre projet Château- et oreille attentive du suivi de notre travail en équipe -, Habib et Jonathan racontent notre expérience de voisins à la Cité de la Digue depuis plus de deux ans, au milieu de deux “camps” de familles ouvrières d’Europe de l’Est installées dans des maisons de fortune.



Introduction (Habib)

Voici une manière de raconter ce que l’on a vécu avec “nos voisins migrants”, familles ouvrières venues jusqu’ici pour travailler dans les vignes, dans le BTP ou sur les marchés aux puces, et qui habitent pour un temps dans des maisons initialement condamnées appartenant à la métropole bordelaise, dans 2 “camps” situés de part et d’autre des 4 maisons dont nous sommes locataires. Et ci-dessous, le témoignage de Jonathan, en qualité de plus ancien locataire de la Cité de la Digue -qu’on pourrait qualifier de friche industrielle péri-urbaine-, où nous vivons en colocations depuis deux à quatre années.



De mon point de vue, les points clés sont :

  • la reconnaissance totale de nos places de voisins
    • le refus d’impliquer les autorités répressives et le choix d’une communication directe de notre part
  • la co-gestion particulière et collective des déchets ménagers (et parfois de petite industrie) sur le site
  • l’intention de poursuivre les échanges avec nos voisins bulgares par le respect de l’environnement et des cultures, tant qu’on habite ici.

Le récit de Jonathan

« Le truc le plus important à savoir sur notre relation avec les deux camps de bulgares, c’est le titre dont nous dépendons les uns des autres. Et ici, il est important de bien reconnaître que nous sommes des voisins. Car c’est dans cette posture qu’eux, puis nous, avons été reconnus. Nous n’avons jamais vu ou entendu l’histoire d’un simple voisinage se refusant de contacter d'éventuelles autorités pour leur permettre de jouir de leur bien. Et bien, ça y est. En voici une. C’est en tant que voisin que nous nous sommes d’abord tenus loin les uns des autres. Bon, c’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a que moi (qui suis toujours là, à la Cité de la Digue) qui l’ai vue dans une nature florissante à mon arrivée ici (2016).

Notre manque d’accueil lors de leur première arrivée, par la peur de la dépossession certainement, n’a pas dû aider. Et j’ai pu assister à la dégradation de cette ambiance magique qu’avait ce recoin de jachère industrielle. Depuis leur arrivée, de nombreuses voitures abîment les sols. La non connaissance sur les nouvelles questions sociétales, et notre rapport au traitement des déchets, détruisent la beauté découverte. La non rencontre culturelle par l'élan communautariste, laissait un espace froid.

Tous ces sujets sont exactement les sujets qui poussent tout habitant français, à un moment ou un autre à appeler la police ou à aller gueuler à la mairie.

Nous avions un autre problème que celui de jeter des êtres humains hors de ce confort de fortune. Nous devions régler la question du débordement continu des égouts sur notre chemin d’accès (de janvier 2019 à août 2020). Nous avons eu à faire à la mairie de Floirac, à Bordeaux Métropole, à notre agence locative, sans demander quelconque justice (rdv avec M. Le Maire, sa secrétaire de l'époque, des médiateurs de la Ville de Floirac, des représentants de Bordeaux Métropole, notre agence, le 9 octobre 2019). Un problème était là, il fallait le régler. Et ce n’est pas un problème de “Bulgares” bon sang de bonsoir!


Un an et demi plus tard (août 2020), les égouts sont réparés. Des lingettes et des serviettes hygiéniques obstruaient tout. Un classique, allez-vous dire. Oui, mais quand on n’en sait rien? Quand de toute façon “ici, ce n’est pas chez nous, je ne sais pas pourquoi je vais faire un effort, blablabla..” Que pouvons-nous faire? Rien. Est-ce pour autant qu’on doit jeter des êtres humains? Non.

Au printemps 2020, quand tout s’est arrêté, tout s’est arrêté aussi pour eux. Et la musique que nous entendions jusqu’alors de temps en temps sortant d’une sonorisation beaucoup trop puissante pour une voiture, s’est mise à s’entendre non seulement tout le temps, mais de plusieurs voitures, et avec des musiques différentes… J’ai sauté sur l’occasion qu’il n’y avait pas juste d’un côté les Français qui subissait la musique des Bulgares, mais bien une cacophonie pour tout le monde, pour aller pousser une gueulante du feu de Dieu sur cette absurdité sans bornes d’oublier à ce point la présence de son prochain. Ça a eu un effet tel que toute la communauté bulgare s’est présentée face à moi, mais aussi de presque tous les locataires - on en dénombre 9 - des maisons de la Cité de la Digue sont venues, hommes et femmes, face à face, les enfants jouant entre nous. Puisque ces derniers étaient déjà venus jouer dans nos jardins “propres” jouer à nos jeux, emprunter nos pinceaux ou feutres, peindre avec nous sur les murs, ou s’amuser avec de la terre glaise. Et nous avaient même aidé lors de notre mouvement de nettoyer les 1,5 Hectares que représente la Cité de la Digue (mars 2020). Quasi tous les enfants des deux camps de migrants d’origine bulgare (les plus grands) nous appréciaient déjà et savaient notre non méchanceté. Certains adultes aussi étaient devenus d’agréables voisins. Le lendemain de ma gueulante, la mairie et ses médiateurs, et Bordeaux Métropole et ses médiateurs sont là! Quelle surprise!! C'était un pur hasard. Moi, qui expliquais nerveusement la veille aux voisins bulgares que nous n’appellerions pas la police, parce que nous savons qu’il est possible de s’entendre, me retrouve derrière la fenêtre de chez moi voyant toutes les personnes de la communauté bulgare avec des “français des institutions” du haut de leur autorité… Mon inquiétude pour la connerie humaine me fit descendre prendre “mes responsabilités” même si je n’y étais pour rien. Ce fût un moment joyeux!! Oui, nous nous étions déjà rencontrés de face. Et quel soulagement de pouvoir parler avec un traducteur. Où l’on sait que chacun de ses mots est correctement reçu en face. Nous avons été félicité par les médiateurs pour notre capacité d’accueil d’une communauté bulgare. Ils nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu ça (série de rencontres sereines avec les médiateurs en septembre 2020).

Depuis, de la musique sort de leurs baffles, mais moins souvent et moins fort. L’ambiance est devenue aussi paisible que celle d’un village de gens sympathiques. Parfois, ça gueule entre eux. mais nous nous saluons avec correction. Le site continue de se salir. Alors des duos des voisins locataires se forment régulièrement pour aller mettre les mains dans le caca et ramasser les déchets éparses sur tout le site (créant souvent des échanges de voisinage intéressants avec les enfants toujours, avec quelques adultes parfois, des deux camps bulgares. Pour le ramassage de déchets sauvages de petite industrie, un prestataire de Veolia est intervenu récemment). Sous cette pluie d’hiver, les choses sont au ralenti. »


Date d'écriture: le 1er février 2021.

Date de parution: le 17 février.

Écriture:
– Jonathan Dupui
– Habib Belaribi

Relecture et mise en forme:
– Anne Lucie Dumay